Article de Bernard Clavel, Liberation 29 nov. 1995: Je n’irai plus à Baume les messieurs

Si l’on arrache les tilleuls vénérables qui montent, depuis des siècles, une garde d’honneur devant l’entrée de la célèbre abbaye, je n’irai plus contempler cette vallée de la Seille qui m’est si chère. Je n’emprunterai plus le chemin qui conduit jusqu’à ces pierres taillées avec tant de passion par des compagnons amoureux de leur métier. Je tirerai un trait sur ce village et j’en éprouve une profonde tristesse, car j’y compte de très bons amis.

A une époque où l’on savait ce que représente un arbre, des êtres fortement attachés à ce haut lieu de poésie et de foi ont planté des tilleuls que leurs descendants ont ensuite entretenus, soignés, élagués avec amour. Jusqu’au jour où sont arrivés des «gens de progrès» pour qui l’existence d’un arbre ne signifie rien. Allez donc leur faire comprendre que c’est l’âme de leur terre que la sève pousse vers les feuillages qui jouent avec le ciel!

Je ne suis pas un spécialiste, mais j’ai interrogé ceux dont c’est le métier de sauver des arbres. Ils sont formels: soigner les sujets malades coûte moins cher que de les déraciner pour les remplacer par des jeunes. Même si les tilleuls de Baume sont mal en point, on peut les traiter. On doit les traiter. Au nom de quelle médecine de charlatan, de quelle esthétique de pacotille ont-ils été condamnés? Quel est le tribunal coupable d’avoir prononcé pareille sentence contre ces vieux bougres dont la seule présence est un baume sur les plaies du monde? Qui donc s’est engagé à lever la hache? Eh bien! Allez-y! Que nous fassions cercle pour admirer votre force, votre courage…

Il est regrettable que l’on ne puisse pas poursuivre pour vandalisme ceux qui décident, par manque d’éducation, de mettre à mort des ancêtres vénérables. Je pense avec émotion, avec douleur aussi, et pourquoi ne pas l’avouer? avec honte, aux générations qui ont vécu à l’ombre de ces feuillages. Je pense à ceux qui ont appris à leurs enfants qu’un arbre est un être vivant qui met beaucoup de temps pour grandir, pour forcir.

Les tilleuls de Baume ont trois cents ans.

Est-ce qu’on vous a jamais parlé du mauvais génie qui venait couper les arbres la nuit? Dieu, qui voit tout, le condamna à porter sur son dos, durant toute le restant de sa vie, une bûche énorme. Elle lui meurtrissait les épaules et lui sciait la nuque. Pire encore, elle pleurait des larmes acides qui rongeaient ses plaies béantes. Il allait de village en village et partout on le montrait du doigt en l’injuriant. A sa mort, on l’enterra au pied d’un vieux tilleul qui se nourrit si bien de lui qu’il finit par revivre dans le tronc. Une brute vint alors couper l’arbre, et c’est dans les jambes du prisonnier que taillait la hache tandis que du tronc montaient des hurlements de douleur.

S’il reste encore à Baume quelques sages pour transmettre cette histoire, il n’y aura bientôt plus de musique pour accompagner leur récit. Car le vent ne chantera plus dans les branches. Nul oiseau ne viendra nicher à l’entrée de l’abbaye en deuil !